Elle aura tapé : « Résumé de la Sixième Promenade » dans ChatGPT. Et elle aura obtenu un super résumé, bien fait, clair, précis. Peut-être même touchant. Mais elle n’aura pas lu le récit de la promenade. Elle « saura », mais elle ne l’aura pas lu.
Alors, je me suis demandé : « Est-ce que quelqu’un lira encore vraiment cette promenade ? Ce texte-là, tout en nuances, en méandres, en lenteur ? » Ce n’est pas qu’une idée, Rousseau. C’est une voix, une musique. On ne peut pas résumer le bruissement des feuilles, ni le battement d’un cœur esseulé au bord du lac. Pas en quelques lignes.
Mais voilà : nous sommes entrés dans l’ère du trailer permanent. Plus personne ne regarde de film en entier. On veut l’idée, l’essentiel, la fonction, un extrait. [2] Le plaisir lent de la lecture cède la place à l’efficacité cognitive : comprendre vite, extraire, réutiliser. Lire ? Trop long. Résumer ? Juste ce qu’il faut.
Je me dis que c’est comme Wikipédia. Tout le monde consultait cette encyclopédie. Aujourd’hui, il paraît que sa fréquentation baisse sensiblement. Trop de textes, pas assez d’interfaces. On préfère demander à l’IA de nous résumer, de synthétiser, de sélectionner, de réorganiser ce qu’on y cherche.
Et c’est là que le paradoxe devient vertigineux : de plus en plus de contenus, de sites, d’articles, de textes, ne sont plus lus directement. Ils sont médiés, transformés, résumés par des intelligences artificielles. Et pourtant, sans ces contenus, aucune IA ne saurait rien. Elle ne fait que distiller, reformuler, recomposer ce que d’autres ont patiemment écrit. Les auteurs deviennent les fantômes utiles d’un savoir consommé autrement.
Ce n’est plus Rousseau qui parle. C’est quelqu’un qui a lu Rousseau pour vous. Ou pire parfois, quelqu’un qui a lu un résumé de Rousseau pour vous.
Je me demande ce qu’on perd exactement. Peut-être rien, diront certains ; peut-être tout, répondrait certainement Rousseau. Parce que ce qu’on perd, ce n’est pas seulement la beauté du texte. C’est le temps que prend la beauté à se déployer. C’est le silence entre les phrases. C’est l’étrange sentiment d’être là, avec lui, dans sa solitude blessée. Ce n’est pas une information. C’est une présence.
Bien sûr, tout n’est pas noir. Il y aura toujours des lecteurs lents, des professeurs un peu fous, des élèves curieux. Et peut-être même que l’IA, paradoxalement, pourra donner envie de lire, en éveillant l’appétit [3] plutôt qu’en rassasiant trop vite.
Mais aujourd’hui, la Sixième Promenade de Rousseau n’est souvent plus qu’une bande-annonce. Et rares sont ceux qui suivront encore le sentier entier.