Depuis quelque temps, il m’arrive de relire deux fois certains textes, non pas pour leur finesse, mais pour vérifier que je n’ai pas rêvé : on me promet un retour d’expérience, une piste utile… et on me promène ! Il faut attendre les dernières lignes pour savoir ce qu’on aurait pu mettre en pratique.
Les journalistes anglo-saxons ont un mot pour cela : burying the lede, enterrer l’essentiel. Et les IA, mal utilisées [1] et en mal de style, raffolent de cette méthode : introduire longuement, contextualiser, humaniser… tout en différant l’info clé [2].
Dans le domaine du FLE, cette écriture « à suspense » contamine les comptes rendus de formation, les témoignages d’enseignants, parfois même les rapports de recherche. Or ce n’est pas parce qu’on imite les codes narratifs qu’on fait passer un message plus fort.
Quand écrire devient meubler
En relisant récemment une dizaine de travaux d’étudiants à l’université, tous très récents, j’ai observé un phénomène récurrent : des redondances (pas toujours bien articulées), des paragraphes qui « parlent pour remplir », des enchaînements mous, et parfois même des passages entiers qui pourraient être résumés en une seule phrase, sans perte de sens aucune.
Ce n’est pas toujours volontaire, ni toujours le fait de l’IA. Mais cette logique de production « lisse », bavarde, peu dense, est typique d’une écriture influencée par les outils génératifs, ou du moins par leurs modèles implicites. Elle affaiblit finalement la pensée autant que la transmission.
Le piège du titre qui ne dit rien
On connaît tous ce type de titres. Ils promettent une révélation… mais pas tout de suite. Ils suscitent la curiosité, au prix d’un flou délibéré. On lit, on scrolle, on attend. Et souvent, on ressort frustré. Voici quelques exemples typiques, inspirés ou repris de la presse générale :
– Il pensait simplement changer d’itinéraire. Ce qu’il a découvert sur sa route va vous surprendre.
– Elle croyait que ses élèves ne comprenaient rien. Puis un détail l’a fait douter.
– On pensait que cette méthode était dépassée. Mais une étude vient tout remettre en question.
– Ce que ce professeur a entendu dans le couloir a transformé sa manière d’enseigner.
– On lui avait dit que c’était impossible. Elle l’a quand même tenté, et voilà ce qui s’est passé.
– Ce geste anodin qu’il faisait chaque matin cachait une erreur monumentale.
– Il a failli abandonner sa carrière. Puis un élève lui a dit quelque chose qu’il n’oubliera jamais.
Bref : tout est ici dans le suspense... rarement dans le contenu.
Deux versions d’un même exemple FLE : repérez le piège
1. Ce qu’elle a décidé de ne plus faire ce matin-là a tout changé dans sa classe
Ce matin-là, tout semblait identique aux autres jours.
Et pourtant, un détail allait tout faire basculer.
Elle était arrivée sans attente particulière.
Les visages étaient les mêmes, les regards aussi. Une routine familière.
Elle avait prévu une activité, mais n’imaginait pas ce qui allait se passer.
Il y avait dans l’air une tension, un flottement, presque imperceptible.
Quand elle a donné les consignes, elle a senti quelque chose qu’il est difficile de décrire.
Les élèves se sont mis en mouvement, d’abord doucement, puis avec une énergie nouvelle.
Elle a observé, silencieuse, attentive.
Ce jour-là, sans le savoir, elle s’apprêtait à vivre un moment inoubliable.
L’ambiance était différente. Les élèves parlaient. Participaient. Même les plus discrets.
Elle avait simplement décidé de ne plus corriger à voix haute pendant l’activité.
Problème, ici : le suspense est inutile. L’information pédagogique réellement utile n’apparaît qu’à la fin, alors qu’elle aurait pu être dite dès la première ligne.
2. Quand j’ai cessé de corriger à chaud, mes élèves ont enfin osé parler
Pour faire sortir mes élèves de leur routine et les aider à parler spontanément, j’ai organisé une enquête actionnelle : par groupes, ils devaient rédiger trois questions et aller interviewer en français des élèves d’une autre classe sur leurs habitudes alimentaires.
Résultat : implication totale, même des plus discrets.
Je pense que le déclic est venu de ma propre posture : au lieu de corriger leurs erreurs à la volée pendant la préparation, j’ai tout noté sur un carnet et fait un retour collectif différé le lendemain.
Moins de stress, plus de parole, plus d’écoute entre eux.
L’outil était banal. La clé, c’était d’abandonner la correction immédiate.
Ici, tout est dit dès le départ : tâche, posture de l’enseignante, effet observé. Le texte est lisible, utile, transposable. Pas besoin de suspense : l’intérêt naît de la clarté et de la pertinence.
L’écriture n’a pas besoin de manipuler pour susciter l’émotion.
Dans l’enseignement comme dans l’information, ce n’est pas en retardant le propos qu’on gagne en impact.
L’élégance d’un texte n’est pas dans ce qu’il cache, mais dans ce qu’il transmet clairement.
Alors oui, je m’insurge. Et je milite : redonnons à l’écriture sa fonction première, dire ce qui doit être dit. Dès le début.